Vous avez peut-être déjà observé de légers reflets multicolores sur certains objets transparents en plastique, comme ce boitier de CD observé de biais à la lumière du jour, sous un ciel bleu. Si ce n’est pas le cas, vous en observerez sans doute après avoir lu cette page ainsi que celle décrivant les expériences correspondantes : une fois instruit d’un phénomène, on en devient plus fin observateur ! Ces couleurs, qui changent avec l’orientation de l’objet, sont liées à la polarisation de la lumière.
Dans le cas du boitier de CD, les couleurs apparaissent car la lumière diffusée par le ciel bleu et réfléchie en incidence oblique sur la surface lisse du boitier est en partie polarisée, comme expliqué dans cette page. Pour obtenir des couleurs plus saturées, il faut utiliser des filtres polarisants. Sur les photos ci-dessous on peut voir un simple film d’emballage en cellophane froissé, sans filtre polarisant (photo de gauche) puis entre deux filtres polarisants rectilignes, dont les directions de transmission sont perpendiculaires (photo du milieu) et parallèles (photo de droite)
Ces couleurs ne sont pas dues à la présence d’un pigment ou colorant dans le plastique, puisqu’il est transparent quand on l’éclaire avec de la lumière non polarisée. Ce sont les filtres polarisants, placés avant et après l’objet, qui font apparaître ces couleurs. Or un filtre polarisant est gris : comment peut-il faire apparaître une telle richesse de couleurs ? Pourquoi ces couleurs changent-elles avec l’orientation des filtres polarisants ? Pour le comprendre, intéressons nous d’abord au type d’objet sur lesquels on peut observer ces couleurs.
Sur quels types d'objets peut-on les observer ?
L’expérience montre que ces couleurs n’apparaissent pas dans tous les objets transparents : on n’observe par exemple aucune couleur de ce type sur une vitre ou sur un verre d’eau. Sur certains objets comme les emballages thermoformés, on peut voir que ces couleurs suivent les directions des déformations subies par le matériau lors de la fabrication de l’objet.
Qu'ont de particulier ces matériaux déformés ?
Dans un matériau plastique, il n’y a a priori pas de direction privilégiée dans l’espace : même s’il est composé de molécules de forme particulière, elles sont orientées dans des directions quelconques. Mais si le matériau est contraint lors de sa fabrication, la direction de la contrainte est différente des autres, le matériau est dit anisotrope, et la lumière va le sentir !
Comment la lumière interagit-elle avec un matériau anisotrope ?
La lumière est une onde
électromagnétique. Quand elle se propage dans un matériau, le champ électrique de cette onde interagit avec les molécules ou atomes qui le composent en faisant osciller des électrons,
qui se comportent comme des « antennes » rayonnant à leur tour une onde électromagnétique, de même fréquence que l’onde incidente. La propagation de la lumière dans la matière se fait ainsi de
proche en proche, avec une certaine vitesse qui traduit la force de l’interaction lumière-matière. Cette vitesse dépend donc du matériau, ce qu’on chiffre par la donnée de son indice de
réfraction, défini comme le rapport entre la vitesse de la lumière dans le vide et dans le matériau considéré. Par exemple dans le verre cet indice vaut environ 1,5 ce qui signifie que la lumière
s’y propage environ 1,5 fois moins vite que dans le vide.
Dans un matériau anisotrope, comme les différentes directions de l’espace ne sont pas équivalentes, l’interaction lumière-matière dépend de la direction du champ
électrique de l’onde lumineuse par rapport à l’orientation du matériau et donc la vitesse de la lumière dépend de sa direction de polarisation. On appelle ces matériaux « biréfringents » car ils
ont (au moins) deux indices de réfraction différents, correspondant à deux directions particulières dans le matériau.
Comment expliquer l’apparition de couleurs ?
Considérons une onde lumineuse traversant un objet biréfringent avec sa direction de polarisation en biais (par exemple à 45°) par rapport à une direction
d’anisotropie. Le champ électrique de cette onde lumineuse ayant une structure de « vecteur », il peut être considéré comme la superposition d’un champ électrique vibrant dans la direction
d’anisotropie et d’un autre vibrant dans la direction perpendiculaire. La biréfringence du matériau implique que ces deux composantes ne s’y propagent pas à la même vitesse. Elles vont donc,
entre l’entrée et la sortie de l’objet biréfringent, se décaler l’une par rapport à l’autre : celle qui va plus vite sortira en avance.
Mais quel est le lien avec la couleur ? Rappelons-nous que la perception colorée est reliée au spectre de la lumière reçue par l’œil. Ici l’objet est éclairé par la lumière ambiante qui contient a priori toutes les longueurs
d’onde du spectre visible. Pour que l’œil perçoive une coloration sur l’objet, il faut que certaines composantes spectrales de la lumière disparaissent (ou soient atténuées). Nous allons voir que
cela est possible ici car la traversée de l’objet biréfringent provoque un changement de la polarisation de la lumière, changement qui dépend de la longueur d’onde. Un filtre polarisant placé
après l’objet biréfringent atténue alors plus ou moins les différentes composantes spectrales de la lumière incidente, qui ressort donc colorée. Voyons cela plus en détail.
Comment la traversée d’un objet biréfringent modifie la polarisation de la lumière ?
Le retard entre les deux composantes du champ électrique de l’onde lumineuse, dû à la traversée de l’objet biréfringent, a pour effet de les déphaser : alors qu’à l’entrée de l’objet les deux composantes de la polarisation rectiligne vibrent en phase (les crêtes des « vagues » de ces deux ondes se présentent en même temps à l’entrée de l’objet), ce n’est a priori plus le cas à la sortie. Par exemple, si ce retard provoque un décalage des deux composantes de l’onde égal à la moitié d’une longueur d’onde, alors en sortie de l’objet la crête d’une composante se retrouve face à un creux de l’autre (c’est le cas dans le schéma suivant : quand la flèche horizontale est à gauche, la flèche verticale est vers le haut avant la traversée du matériau biréfringent, vers le bas après). Dans ce cas particulier, quand on recompose l’onde à partir de ces deux composantes on trouve que la polarisation en sortie est toujours rectiligne, mais dans une direction autre que celle en entrée : pour cette longueur d’onde la traversée de l’objet biréfringent a modifié la direction de polarisation de la lumière.
Pour une longueur d’onde deux fois plus petite (schéma suivant) le décalage induit par la traversée du même objet biréfringent correspond cette fois à la valeur d’une longueur d’onde, de sorte que la crête d’une composante de l’onde se retrouve en face de la crête suivante de l’autre composante. Ces deux composantes se retrouvent à nouveau en phase comme à l’entrée de l’objet, dont la traversée n’a donc aucun effet. La polarisation en sortie est dans ce cas particulier identique à celle en entrée.
Pour des valeurs de longueur d’onde intermédiaires, la polarisation en sortie de l’objet biréfringent ne sera plus rectiligne mais elliptique.
On trouve donc que la polarisation de la lumière en sortie d’un objet biréfringent n’est pas la même pour toutes les longueurs d’onde. Si cette lumière traverse un filtre polarisant placé après l’objet, certaines longueurs d’onde seront plus atténuées que d’autres, ce qui donnera une couleur à l’objet. La photo suivante montre l’échelle des teintes de polarisation que l’on peut obtenir, entre deux filtres polarisants dont les directions de transmission sont parallèles (en haut, sur fond clair) ou perpendiculaires (en bas, sur fond noir). Les teintes sont complémentaires d’une photo à l’autre : par exemple on a du vert en face du magenta, du bleu en face du jaune
Remarquons que ces couleurs ne sont pas pures spectralement, autrement dit on n’obtient pas ici les couleurs dites « de l’arc-en-ciel ». Les couleurs de polarisation sont similaires en revanche aux couleurs d’interférences, obtenues par exemple sur une bulle de savon.
L'exemple du ruban adhésif
Intéressons-nous par exemple au cas d’un ruban adhésif, qui donne de belles couleurs de polarisation comme on peut le voir dans la page d’expérience. Pour ce matériau, l’axe d’anisotropie est facile à identifier : c’est la direction du ruban (direction dans laquelle il est étiré lors de sa fabrication).
Le ruban adhésif montré ici produit lors de sa traversée un décalage entre les deux composantes d’une onde lumineuse d'environ 450 nm pour une seule épaisseur de ruban. Cette valeur correspond à une longueur d’onde dans le domaine spectral du bleu. La lumière bleue ne verra donc pas sa polarisation changer lors de la traversée du ruban, ce qui ne sera pas le cas pour le reste du spectre. Si ce ruban est placé entre deux filtres polarisants orientés perpendiculairement l’un à l’autre (donc de façon à ne laisser passer aucune lumière s’il n’y a rien entre les deux pour modifier la polarisation) la lumière bleue (dont la polarisation n’est pas modifiée par l’objet) ne passera pas, contrairement au reste du spectre (dont la polarisation est modifiée). La couleur perçue résulte de la synthèse additive des couleurs qui ne sont pas filtrées, qui conduit à une teinte orangée. Si les deux filtres polarisants sont parallèles, alors au contraire le bleu passera alors que le reste du spectre sera plus ou moins atténué : la teinte sera bleuâtre (ce bleu n’est pas pur spectralement). On peut le voir sur la photo ci-dessus (couleur aux deux extrémités, où on a une seule épaisseur de ruban adhésif) et sur les spectres correspondants ci-dessous.
Si on empile plusieurs couches de ruban adhésif dans la même direction (la photo ci-dessus montre un empilement de 1 à 6 épaisseurs, de l’extrémité au centre), le décalage entre les ondes augmente et plusieurs composantes spectrales du domaine visible peuvent être éliminées par le filtre (on peut décaler les deux composantes de polarisation de l’onde de plusieurs longueurs d’onde), ce qui donne des couleurs de moins en moins saturées à mesure que l'épaisseur totale de ruban adhésif augmente.
À quoi servent les couleurs de polarisation ?
Ces couleurs dépendent de l’épaisseur du matériau biréfringent, mais aussi de la « force » de la biréfringence. Si celle-ci est due à une contrainte mécanique appliquée au matériau, les couleurs de polarisation permettent de rendre visible la force de cette contrainte. Si elle est due à une anisotropie naturelle du matériau, liée à sa structure cristallographique, les couleurs de polarisation permettent de reconnaître un type de matériau parmi d’autres qui n’ont pas la même « force » de biréfringence et donc apparaissent d’une couleur différente.
Les couleurs de polarisation permettent aussi d’obtenir des informations sur les directions d’anisotropie d’un matériau. En effet, si la direction de polarisation de la lumière incidente coïncide avec une direction d’anisotropie du matériau, il n’y a pas lieu de décomposer la vibration (une des deux composantes est nulle) ainsi l’anisotropie du matériau n’a pas d’effet. Pour que les couleurs de polarisation apparaissent il faut que la polarisation incidente soit en biais par rapport aux directions d’anisotropie du matériau. Pour déterminer optiquement ces directions particulières, il suffit donc de tourner l’objet entre deux filtres polarisants fixes, à la recherche de la disparition des couleurs de polarisation.