Cônes versus bâtonnets

Nous disposons sur notre rétine de deux types de capteurs sensibles à la lumière, les cônes et les bâtonnets. Dans des conditions de lumière habituelles (lumière du jour, éclairage intérieur), les cônes sont actifs alors que les bâtonnets sont saturés, c’est-à-dire que leur réponse est la même quelle que soit l’intensité de la lumière qu’ils détectent. Quand la luminosité devient très faible (plus faible qu’un clair de Lune), les bâtonnets sont actifs, alors que les cônes ne le sont pas. On distingue pour cette raison trois domaines différents pour la vision : la vision scotopique où nous utilisons nos bâtonnets seuls, la vision photopique où nous utilisons nos cônes seuls, et un domaine intermédiaire dit vision mésopique où les cônes et les bâtonnets sont actifs. Nous vous proposons dans cette page de vous mettre dans la quasi-obscurité pour explorer quelques particularités de la vision scotopique, domaine avec lequel nous sommes peu familiers.

Matériel

  • Une pièce dans laquelle vous pouvez faire une obscurité quasi-totale (vous ne laisserez entrer qu’un tout petit peu de lumière du jour). La difficulté : il faut très peu de lumière, mais il en faut quand même un peu ! Vos conditions de quasi-obscurité seront bonnes si, venant d’une zone normalement éclairée, vous ne voyez rien pendant plusieurs minutes et si vous commencez à distinguer quelque chose après au plus 10 minutes.
  • Une feuille blanche sur laquelle vous aurez reproduit plusieurs fois à l’encre noire (et avec un trait épais) une même lettre, comme montré sur l’image ci-contre. Choisissez une taille d’environ 5 mm pour chaque lettre.
  • Une collection d’objets qui ne se distinguent que par leur couleur (feutres, bâtons de pastels, etc.). Ces objets doivent être suffisamment grands pour pouvoir être distingués dans la quasi-obscurité.
  • De la patience : il faut attendre une vingtaine de minutes avant de pouvoir faire les expériences. Hyperactifs, s’abstenir !

Protocole et observations

A lire avant de se mettre dans le noir ...

Entrez dans la pièce dans laquelle vous avez fait l’obscurité (ou éteignez la lumière) et déposez sur une table votre feuille blanche avec les lettres et vos objets colorés, dans notre cas une boîte de feutres. Asseyez-vous, ou même allongez-vous si c’est possible, relaxez-vous, et attendez ainsi les yeux ouverts pendant une quinzaine de minutes.

Si votre quasi-obscurité est bonne, vous ne devriez rien voir pendant plusieurs minutes, puis vous devriez distinguer de plus en plus de choses. Après 15-20 minutes, la qualité de votre vision se stabilisera.

Déposez alors vos objets colorés sur la feuille blanche. Vous constaterez que vous ne voyez plus de couleurs mais seulement des nuances de gris. Classez les objets du plus clair au plus foncé.

Enfin, fixez la lettre centrale de votre ensemble de lettres et regardez-la bien en face. Vous devriez voir qu’elle semble disparaître alors que les autres lettres sur les côtés sont, elles, bien visibles. Si vous déplacez votre regard sur une autre lettre, c’est celle que vous fixerez qui disparaîtra à son tour.

Pour finir, replacez-vous à la lumière du jour (ouvrez les stores, allumez la lumière ou sortez de la pièce), et regardez vos objets classés dans le « noir ». Avec notre boîte de feutres, nous retrouvons sans surprise les feutres noir et chaire aux deux extrémités mais le reste du classement est plus surprenant : les feutres orange et rouge sont classés parmi les plus sombres, alors que le feutre bleu est au milieu du classement. Avec des pastels, nous retrouvons les mêmes tendances.

classement des couleurs dans le noir

Discussion

réponse du système visuel (cônes et bâtonnets) à l'obscurité

Passage de la lumière à l' « obscurité ».

Si nous restons comme aveugles pendant de longues minutes en passant brutalement de la lumière à l’ « obscurité », c’est en raison de l’adaptation particulièrement longue de notre système visuel à la baisse d’intensité lumineuse. Le passage de la vision photopique (cônes actifs, bâtonnets saturés) à la vision scotopique (cônes inactifs, bâtonnets actifs) s’opère en deux temps (voir la courbe typique ci-contre) : les cônes retrouvent leur sensibilité maximale après environ 5 minutes, mais si l’intensité lumineuse est trop faible, ça ne leur suffit pas pour « voir » quelque chose. Les bâtonnets quant à eux, qui étaient saturés dans des conditions de lumière normale, ne retrouvent leur sensibilité maximale qu’après plusieurs dizaine de minutes en raison d’une régénération plus lente de leur pigment. L’adaptation de l’obscurité à la lumière est en revanche beaucoup plus rapide.

Nous ne voyons plus de couleurs mais seulement des nuances de gris.

Quand la luminosité devient suffisamment faible, nous ne différencions plus les couleurs, mais seulement des zones claires et foncées. C’est vrai dans une pièce où on fait quasiment l’obscurité, mais c’est également vrai la nuit, quand on est éclairé par un ciel sans Lune (d’où l’expression : « la nuit, tous les chats sont gris ! »). Ce phénomène est bien lié à notre système de vision puisque les propriétés optiques des objets qui nous entourent (couleurs spectrales absorbées) et les compositions colorées des lumières (très faibles) qui les éclairent ne changent pas fondamentalement. On peut s’en rendre compte en prenant une photo de nuit avec un temps de pause suffisamment long (voir les images ci-dessous) : on trouve des couleurs très proches de celles que nous verrions le jour (feuilles vertes, ciel bleu, etc.).

photo de nuit avec des temps de pause différents
Ces deux photos ont été prises de nuit et du même endroit, avec des temps de pause différents (le rond lumineux dans le ciel est la Lune).

Cette absence de vision colorée s’explique par le fait que dans la quasi-obscurité, seuls les bâtonnets sont actifs. Or contrairement aux cônes qui sont de trois types, chacun sensible à une région différente du spectre, il n’existe qu’un type de bâtonnet. Le signal transmis par les bâtonnets ne peut donc pas être utilisé pour déduire une information sur la composition spectrale de la lumière qu’ils détectent. Notons qu’il existe des dispositifs optiques qui permettent de voir la nuit, comme les lunettes dites à vision nocturne ou les lunettes à infrarouges. Les lunettes à vision nocturne utilisent des dispositifs appelés photomultiplicateurs qui transforment la lumière résiduelle en signaux électriques mesurables, eux-mêmes transformés en lumière visible via un écran au phosphore (l’image obtenue est monochrome). Les lunettes à infrarouges utilisent le fait que tout objet émet une « lumière » dont le spectre est caractéristique de sa température (on parle d’émission thermique). Pour les températures usuelles, cette émission est située dans la zone infrarouge du spectre. En détectant ces infrarouges, ces lunettes sont sensibles aux contrastes de températures et les couleurs affichées par l’appareil sont de fausses couleurs.

courbe d'efficacité spectrale lumineuse (vision photopique versus vision scotopique)

Le rouge n’est plus « visible » dans la quasi-obscurité.

Le classement de nos feutres réalisé dans la quasi-obscurité est très différent d’un classement de clarté qui aurait été fait à la lumière du jour (voir les images précédentes des feutres et des pastels en nuances de gris) ! Pour comprendre cette différence, il faut regarder la courbe dite d’efficacité spectrale lumineuse, qui mesure le rapport entre l’éclat apparent pour l’œil et l’intensité lumineuse rayonnée par une couleur lumière pure, en fonction de sa longueur d’onde. Cette courbe est reproduite ici pour les visions photopique et scotopique. On peut voir qu’en vision scotopique, la courbe est décalée vers les courtes longueurs d’onde : son maximum est centré sur environ 500 nm (couleur vert-bleu) contre 550 nm (couleur vert-jaune) en vision photopique. En vision scotopique, la sensibilité est ainsi renforcée dans les zones violet, bleu et cyan du spectre, mais considérablement réduite dans les zones jaune, orange et rouge (on ne verra rien dans la quasi-obscurité au-delà de 600 nm). Les objets qui renvoient essentiellement la composante rouge du spectre et absorbent le reste (feutres orange, marron et rouge) sont ainsi anormalement sombres. Au contraire, les feutres qui renvoient une quantité importante de violet et de bleu (longueurs d’ondes en dessous de 500 nm) et absorbent le reste paraissent plus clairs (cas des feutres violets et bleus). Rappelons que le simple fait d’être plus ou moins sensible à une couleur spectrale (une longueur d’onde) ne permet pas de différencier les couleurs : il faut pour cela disposer de plusieurs types de capteurs dont la réponse spectrale est différente, ce qui est le cas des cônes. Un capteur unique (le bâtonnet) dont la sensibilité varie avec la longueur d'onde donnera une image en niveau de gris plus ou moins foncés selon la luminosité des objets mais aussi leur couleur.

Vision centrale versus vision périphérique.

Intéressons-nous à présent à l’interprétation de notre dernière expérience : la reconnaissance des lettres dans la quasi-obscurité. Cette observation nous montre que, dans la quasi-obscurité et contrairement à ce qui se passe le jour, on voit mieux (meilleure acuité visuelle et meilleure sensibilité à la lumière) en vision périphérique qu’en vision centrale. Ce phénomène est bien connu des astronomes qui savent depuis longtemps que pour voir une étoile peu brillante, il vaut parfois mieux centrer son regard juste à côté !

réparition des cônes et des bâtonnets sur la rétine

C’est une conséquence de l’inégale répartition des cônes et des bâtonnets sur la rétine : les bâtonnets sont absents dans la fovéa, partie centrale de la rétine, là où tombe la lumière des objets dans l’axe de notre regard, et présentent un maximum de densité à environ 20° de la fovéa (hors tache aveugle qui est l’endroit où arrive le nerf optique).

À l’inverse, les cônes sont beaucoup plus nombreux dans la fovéa que dans la zone périphérique, même si leur densité reste à un niveau non négligeable loin de la fovéa (environ 4000 par mm2). En vision photopique, notre vision périphérique est d’ailleurs plus performante que nous croyons : nous pouvons reconnaître des lettres (à condition qu’elles soient isolées) et nous percevons les couleurs même très loin de la fovéa. Vous pouvez faire un test avec des feutres colorés : regardez un point fixe devant vous, approchez un feutre sur le côté et notez à partir de quand vous pouvez identifier sa couleur.

Notons que l’acuité visuelle ne dépend pas seulement de la densité des cônes ou des bâtonnets, mais également de la façon dont les informations sont ensuite collectées par le système nerveux. En particulier, les signaux d’un grand nombre de bâtonnets sont reliés à une même cellule ganglionnaire. Cette mise en commun des signaux augmente la sensibilité à la lumière mais limite l’acuité visuelle de la vision scotopique par rapport à la vision centrale photopique.